C'est le chroniqueur politique du
Journal de Montréal, Antoine Robitaille, qui m'a mis la puce à
l'oreille. Dans un texte publié le 15 novembre dernier, Antoine Robitaille
conteste la sortie médiatique du Barreau du Québec contre des projets, dont
celui sur la rémunération des médecins adoptée sous le bâillon, celle sur la
constitution québécoise et celle visant à améliorer la transparence des
syndicats. Robitaille rappelle aussi l'épisode malheureux de la contestation par
ses membres de l'autorité du président du Collège des médecins, Mauril
Gaudreault, parce qu'il avait osé rappeler aux médecins certains principes de
déontologie dans le contexte des moyens de pression déployés par les
fédérations médicales, les spécialistes et les omnipraticiens. À juste titre,
le chroniqueur pose à la fin de sa chronique la question qui tue : « Ai-je
tort de penser que l'État de droit implique aussi des ordres professionnels
pouvant se concentrer sur l'essentiel ? » Moi je réponds que les ordres
professionnels de ces puissantes professions libérales devraient faire preuve
d'une plus grande retenue et éviter de donner dans l'activisme politique.
Démocratie, jeux de base...
La
démocratie repose sur une multitude de piliers, parmi lesquels figurent la
séparation des pouvoirs, la protection des droits et libertés ainsi que la défense
de l'intérêt public. Récemment, la position du Barreau du Québec sur certains
projets de loi du gouvernement Legault ne peut que susciter de l'étonnement
pour l'observateur de l'actualité que je suis. Cela met en cause la nature même
des ordres professionnels. En dénonçant trois projets de loi qu'ils considèrent
comme portant atteinte aux droits et libertés de la population, et en parallèle
avec la réaction des membres la Corporation des médecins face à des réformes de
leur rémunération, ces actions soulèvent des questions fondamentales sur le
rôle des ordres professionnels. Ces enjeux soulignent à gros traits les risques
d'un corporatisme d'intérêt qui, sous couvert de défense de l'intérêt public,
peut conduire à une dérive démocratique.
Ça mange quoi en hiver un ordre
professionnel ?
Les
ordres professionnels, comme le Barreau du Québec, ont été créés pour réguler
et guider les pratiques de leurs membres, tout en veillant à la protection du
public. Leur mission première est de s'assurer que les standards professionnels
sont respectés et que les pratiques des membres sont conformes à l'éthique et
aux attentes sociétales. Toutefois, la frontière entre le défenseur de l'intérêt
public et le défenseur des intérêts privés peut devenir floue.
Le
Barreau du Québec est chargé de veiller à la protection du public dans
l'exercice de la profession légale. Cependant, lorsqu'il s'exprime sur des
questions politiques par des communiqués de presse, il incarne une voix
puissante qui peut influencer les débats politiques. L'activation de ce pouvoir
en faveur de la profession ne peut qu'entraîner des accusations de
corporatisme, une tendance qui pourrait potentiellement nuire aux valeurs
démocratiques sur lesquelles il repose.
Quant
à elle, la Corporation des médecins défend les intérêts de ses membres, en
particulier lorsqu'elle s'oppose à des changements législatifs qui affectent la
rémunération et les conditions de travail des médecins. Plus encore, le jupon
dépasse lorsque le leadership de la Corporation est contesté parce que l'on
émet des commentaires d'ordre éthique sur des moyens de pression déployés par
les fédérations de médecins. Cela ne peut que soulever des doutes du point de
vue de l'intérêt professionnel des membres et de l'intérêt public. Les
privilèges des médecins ne doivent pas être confondus avec l'intérêt de la
population. Cela ne peut que conduire à la conviction qu'il y a là un manque d'équilibre
entre l'intérêt public et l'intérêt corporatiste.
Plus
encore, la
capacité des ordres professionnels à prendre position sur des questions
politiques soulève des limites éthiques et sociales. Lorsque ces entités s'engagent
dans l'activisme, il est essentiel d'examiner les motivations qui sous-tendent
leurs actions et les implications pour la démocratie.
L'activisme politique des ordres
professionnels...
Le
Barreau du Québec, en dénonçant certains projets de loi, se positionne parfois
comme le défenseur de la démocratie. Cependant, cette posture peut être perçue
comme un activisme masqué visant à protéger des privilèges professionnels, au
détriment de l'intérêt public qu'il prétend défendre. Cet activisme peut créer
des conflits d'intérêts, quand les lignes d'action de la corporation se heurtent
aux besoins plus larges de la société.
Les
communiqués de presse et les déclarations publiques des ordres professionnels
peuvent également manipuler l'opinion publique. En accentuant certains aspects
des projets de loi tout en en minimisant d'autres, ces corporations peuvent
créer une perception biaisée des enjeux réels. Ce phénomène peut s'apparenter à
une stratégie de communication visant à façonner la discussion publique selon
leurs intérêts professionnels.
Avez-vous des exemples de vos
affirmations, monsieur le chroniqueur ?
Ben
oui chose, j'en ai. Pour illustrer ces préoccupations, plusieurs exemples d'ordres
professionnels s'éloignant de leur mission première au profit d'intérêts
corporatistes démontrent cette tendance inquiétante. Pour s'en convaincre, il
s'agit de prendre connaissance des tensions entre la FMSQ et ses pédiatres qui
sont en guerre ouverte sur la question de la rémunération. Les pédiatres sont
beaucoup moins payés que les autres spécialistes, 30 % de moins en moyenne.
Serait-ce parce que les pédiatres sont des femmes en majorité ? Ce qui est vrai
pour les pédiatres est aussi vrai pour d'autres types de spécialistes dont les
cohortes sont majoritairement composées de femmes.
L'opposition
du Barreau du Québec à certaines réformes judiciaires peut parfois sembler plus
motivée par la préservation des intérêts de la profession que par la protection
du système judiciaire dans son ensemble. Par exemple, des critiques contre des
propositions visant à rendre la justice plus accessible peuvent être comprises
comme une tentative de préserver des enjeux économiques pour les avocats, plus
que comme un souci authentique pour le public.
Devant
des réformes touchant la rémunération, les médecins, par le biais de leur
corporation, peuvent mettre en avant des préoccupations légitimes concernant la
qualité des soins. Toutefois, il arrive que ces préoccupations soient teintées
d'un désir de défendre une position économique favorable à leurs membres,
parfois au détriment de l'accès aux soins pour les citoyens. Par exemple,
lorsque les médecins s'opposent à des mesures d'économie dans le secteur de la
santé, la légitimité de leurs revendications peut être obscurcie par la
nécessité de protéger des avantages financiers. Manifestement, la contestation
du leadership du président Martial Gaudreault est un exemple criant de
l'emprise des fédérations et de leurs intérêts sur le bien commun. Tout cela
n'est pas sans conséquence pour la démocratie.
La dérive corporatiste...
La
dérive vers un corporatisme d'intérêt peut entraîner plusieurs conséquences sur
le fonctionnement démocratique. Lorsque les ordres professionnels semblent plus
préoccupés par leurs intérêts que par ceux de la population, cela peut éroder
la confiance publique dans ces institutions. Le cynisme à l'égard des
institutions politiques et professionnelles peut s'accroître, entraînant une
apathie civique. Cela remet en question la légitimité des corporations, et par
la suite, celle des politiques qu'elles défendent.
Les
conflits d'intérêts deviennent inévitables lorsque les ordres professionnels se
polarisent autour de la défense de leurs membres, souvent en opposition aux
politiques publiques. Cela peut conduire à un manque de transparence, où les décisions
politiques sont influencées par des groupes d'intérêt au lieu de refléter les
besoins de l'ensemble de la société.
Pour
contrer cette dérive, certaines réformes pourraient être envisagées pour
rétablir l'équilibre entre l'intérêt corporatif et l'intérêt public. Par exemple, une régulation accrue des activités des ordres professionnels pourrait
permettre de mieux encadrer leurs prises de position et de garantir qu'elles n'empiètent
pas sur le besoin de protéger l'intérêt public. Cela pourrait inclure des
protocoles de transparence sur les motivations et les influences derrière les
déclarations publiques. Il faut aussi faire appel au sens civique des membres
des corporations et les encourager à s'engager dans des actions qui renforcent
les valeurs démocratiques et le bien-être communautaire afin de réorienter les
priorités des corporations. La sensibilisation aux enjeux publics,
l'intégration de la diversité dans les prises de décision, et l'encouragement
d'une représentation plus équilibrée des intérêts pourraient contribuer à cet
objectif.
Avocasseries corporatistes...
L'engagement
du Barreau du Québec et de la Corporation des médecins dans des questions
politiques révèle des enjeux profonds autour des ordres professionnels et de
leur rôle dans la société. Bien que la défense des droits et des libertés soit
essentielle, cela ne doit pas masquer une tendance vers un corporatisme
d'intérêt qui pourrait compromettre les fondements mêmes de la démocratie. En
cherchant à équilibrer l'intérêt public avec les intérêts professionnels, il
est crucial d'évaluer la manière dont ces corporations se positionnent et
agissent. La démocratie nécessite une vigilance permanente pour éviter que l'intérêt
corporatif prenne le pas sur le bien commun et ainsi assurer un engagement
authentique envers l'intérêt général. La réforme, la régulation ainsi que la
promotion active de l'engagement civique sont des voies potentielles pour
garantir que les ordres professionnels servent vraiment le public et non leurs
propres fins. Nous avons déjà une table pleine avec les dérives des médias
sociaux, les dérives autocratiques des gouvernements élus et la polarisation
des opinions pour que l'on puisse demander aux Ordres professionnels de ne pas
s'adonner à des avocasseries corporatistes...