Dans mes textes
précédents sur l'avenir de Sherbrooke, j'ai rappelé et tenté de faire la
démonstration que Sherbrooke avait du mal à se donner une histoire commune, un
récit partagé. J'ai pointé vers sa composition ethnoculturelle comme tentative
d'explication de cet état de fait. Mais en réalité, cette dynamique propre à
Sherbrooke s'est traduite par des rendez-vous manqués avec l'histoire. Ceux-ci
ont pesé lourdement sur ce passé que l'on peine encore à connaître malgré les
travaux éclairants de Jean-Pierre Kesteman sur notre histoire. Ces rendez-vous
manqués sont aussi les obstacles encore aujourd'hui à un développement plus
singulier de notre ville dans sa région que représente l'Estrie.
Dans la chronique d'aujourd'hui,
je vous propose un certain nombre de rendez-vous manqués avec notre histoire.
Certains sont puisés dans un passé qui remonte au XIXe siècle
alors que d'autres remontent aux dernières décennies. C'est un exercice forcément
impressionniste et totalement lié à la vision de l'histoire de Sherbrooke de l'auteur.
Il faudra me pardonner les anachronismes qui découlent du désir d'incorporer
ces événements à une trame narrative contemporaine. Plongée dans les méandres
de nos rendez-vous manqués avec notre histoire...
La faiblesse de l'entrepreneuriat canadien-français
Sherbrooke s'est
distinguée dès ses origines industrielles par la force d'un entrepreneuriat
local anglophone et par sa capacité d'innovation. Jean-Pierre Kesteman nous le
rappelle dans son ouvrage magistral sur l'histoire des Cantons de l'Est publié
sous l'égide de l'Institut québécois de la recherche sur la culture en 1998 :
« À l'origine du développement de la firme industrielle, se trouve très souvent
un homme qui a l'idée de se lancer en affaires, qui possède un certain
savoir-faire, mais surtout qui veut innover en utilisant une technique que ses
concurrents, du moins sur place, ne possèdent pas encore. Les Cantons de l'Est
comptent, au XIXe siècle, nombre de ces entrepreneurs qui sont
souvent des innovateurs. » (Kesteman, Jean-Pierre, Peter Southam et Diane
Saint-Pierre, Histoire des Cantons de l'Est, Québec, Presses
universitaires de Laval et Institut québécois de recherche sur la culture,
1998, p. 345. [Collection Les régions du Québec, no 10].)
Aujourd'hui, notre
ville semble avoir perdu cet avantage qui la distinguait des autres régions du
Québec et qui a permis chez nous aux 19e et 20e siècles
le développement d'une bourgeoisie libérale qui s'émancipait de la bourgeoisie
canadienne montréalaise. Cela prenait appui sur l'alliance de capitalistes
locaux avec le capital américain de la Nouvelle-Angleterre. Cela s'est évanoui
peu à peu avec l'exode des Britanniques de la région vers Toronto et vers l'Ouest
canadien et américain et par l'incapacité de développer au début du XXe siècle
une bourgeoisie francophone régionale pour s'investir dans l'économie
manufacturière qui supplanta l'artisanat à partir du milieu du 19e siècle.
La concurrence des villes et l'incapacité d'établir
le rôle de leader économique à Sherbrooke
Un autre de ces
rendez-vous manqués avec l'histoire prend sa source dans les combats entre les
anglophones et les francophones de la région. Ces combats gravitaient autour d'enjeux
comme la propriété des services publics, les sujets moraux comme la prohibition
de l'alcool et tous les éléments sur lesquels l'Église catholique romaine
faisait peser son influence dans la vie des Canadiens français. Cela s'est
aussi traduit par la multiplication des municipalités et des villes qui étaient
en concurrence les unes avec les autres notamment par un système de « bonus »
consentis aux entreprises qui s'établissaient à Sherbrooke. Phénomène largement
connu des historiens, le « boosterism » a fait des ravages chez nous. Le débat
houleux autour de l'enjeu de la municipalisation de l'électricité à Sherbrooke
témoigne bien de ces blocages entre francophones et anglophones. Une histoire
que nous a racontée avec intelligence Jean-Pierre Kesteman dans son livre :
La ville électrique. Un siècle d'électricité à Sherbrooke 1880 à 1998
publié en 1988 à compte d'auteur aux Éditions Olivier.
Hier comme aujourd'hui,
le taux de taxation constituait un élément majeur de la vie politique locale. C'est
ce point particulier qui est à l'origine de la fragmentation du pouvoir
municipal chez nous : « Le développement des villes et des villages à
fonction industrielle ou commerciale entraîne la nécessité d'établir des
services comme l'eau courante, les égouts ou la protection contre les
incendies. Ces nouveaux besoins se traduisent par des augmentations
systématiques de taxes foncières et par le souhait de disposer de pouvoirs
municipaux plus étendus. L'opposition des résidents des secteurs ruraux à ce
nouvel état de choses entraîne les habitants des villages à demander leur
incorporation en municipalité distincte. » (Ibid. p. 434.)
fragmentant ainsi le pouvoir municipal et affaiblissant Sherbrooke dans sa
concurrence avec les autres centres urbains du Québec, dont Montréal qui à l'époque
était le centre névralgique du développement capitaliste canadien. Le mouvement
d'émancipation de la bourgeoisie régionale anglophone se voyait ainsi freiner
dans son élan.
La querelle des races
L'une des plus grandes
fausses vérités de notre histoire commune est la « bonne entente » toujours
présente entre les anglophones et les francophones en Estrie et à Sherbrooke.
Cela tient à des pratiques dans le système politique d'alternance entre
anglophone et francophone pour le poste de maire de Sherbrooke ou à des
ententes entre les deux groupes ethniques pour des candidats aux parlements
provincial et fédéral. Ce ne fut pas toujours le cas. Au contraire, il y a de
nombreux exemples où les tiraillements entre les communautés ont fait l'objet
de l'actualité politique notamment en 1892 alors que le député Robertson sera
battu par le député Panneton par douze voix. Ce qui fait dire aux auteurs de l'Histoire
des Cantons de l'Est : « Ce système de partage relativement équilibré
des candidats entre les deux blocs ethniques et religieux sera par la suite
baptisé du terme de "bonne entente" et il fait partie d'une idéologie de
tolérance déjà constatée dans la politique municipale des centres urbains de la
région. » (Ibid. p. 431.) N'empêche que des tensions existaient et
se sont révélées au grand jour lors de l'affaire Riel par exemple, la crise de
la conscription de 1917 et le dossier de la municipalisation de l'électricité
de Sherbrooke en 1908.
Qui plus est, ces
tensions et le désir des anglophones de participer pleinement au développement
du capitalisme canadien ne sont pas étrangers au phénomène de l'exode des
anglophones qui a donné un dur coup à notre capacité entrepreneuriale et à nos
capacités d'innovation.
La fusion de 2001
L'un des rendez-vous
manqués les plus significatifs c'est le regroupement des villes et des
municipalités de la région sherbrookoise dans la « nouvelle grande ville de
Sherbrooke » qui fut imposée, rappelons-le par la ministre des Affaires
municipales du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, madame Louise Harel. D'ailleurs,
le bilan critique de cette fusion forcée n'a jamais été fait par quiconque.
Nous avons tendance à tenir pour acquis que ce regroupement de toutes les
villes en une seule fut l'affaire de ce nouveau siècle. Permettez-moi de
demander à en être convaincu aujourd'hui.
L'idée de favoriser le
regroupement des villes en plus grande masse critique n'est pas mauvaise en
soi, mais ce qui a le plus manqué c'est que nous n'avons pas profité de l'occasion
pour nous raconter notre histoire commune, pour nous donner un récit partagé
qui serait le liant social de notre vouloir-vivre ensemble.
Ainsi, les oppositions
entre arrondissements comme ceux de Fleurimont en matière de développement
commercial ou de Bromptonville en matière d'organisation politique sont des
preuves en soi de l'inexistence d'un récit commun. Sans compter notre
incapacité collective à reconnaître de façon marquée l'apport inestimable de la
communauté anglophone dont la capitale culturelle est Lennoxville. Nous avons
aussi échoué à nous donner un plan d'urbanisme commun au lendemain du
regroupement des villes et des municipalités de la grande région sherbrookoise.
Cela vient tout juste de se régler. Nous avons aussi été incapables de faire du
centre-ville de Sherbrooke, le centre-ville de tous les Sherbrookois.
Aujourd'hui, il semble que nous aurons un plan d'urbanisme dans un avenir
rapproché, mais on peut déplorer que le débat sur ce que nous voulons devenir
n'ait pas eu lieu. La prochaine campagne électorale si elle veut remplir ses
promesses ne devrait pas faire l'économie de ce débat essentiel pour notre
avenir.
Durant le dernier
mandat du présent conseil, des essais et des actions dans la bonne direction
ont été initiés, mais la volonté politique n'était pas toujours au rendez-vous
pour en assurer le succès. On a plus vu à l'œuvre les dysfonctionnements de
notre conseil municipal et la faiblesse du leadership de madame Évelyne
Beaudin. Madame Beaudin avait de bonnes idées, mais pas la personnalité
rassembleuse pour diriger une ville comme Sherbrooke. Voilà pourquoi ce sont
souvent des résultats en demi-teintes qui ont marqué notre histoire récente.
Cela explique que nos défis de demain doivent puiser sur notre lecture des
tendances actuelles de développement, de l'apport de nouvelles générations et
surtout de nos leçons apprises de nos rendez-vous manqués...