Samedi soir. L'été envoie ses signaux avant-coureurs. La
température est douce, les fleurs des lilas laissent éclater la joie de leur retour.
Les tulipes se referment pour la nuit, repos avant l'épanouissement attendu
sous le soleil du lendemain.
Pour une énième fois durant dernières décennies, on se
retrouve au Vieux Clocher de Magog. On connaît bien la salle et ses personnes.
On s'y sent un peu chez nous. C'est ça, d'ailleurs, une des clés du succès de
cet endroit devenu mythique : on s'y sent bien !
La salle est déjà bondée quand on s'installe. Plein de personnes
visiblement heureuses d'être là !
La rumeur est intense, reproduisant la cacophonie des dizaines de discussions à
se tenir simultanément.
Sourire en coin, en regardant cette faune heureuse, on se
dit : « Dire que les gens fumaient dans les salles de spectacle,
avant ! »
C'est un clin d'œil, vous me direz, mais il témoigne d'une
évolution des habitudes de consommation de notre société. L'interdiction de
fumer dans les lieux publics a demandé pas mal de courage à l'époque.
Maintenant que c'est intégré, ça va, on vit avec, mais je me souviens bien des
réactions épidermiques des fumeurs à ce moment-là.
Le gouvernement avait alors misé sur le temps pour appliquer
les règles. À partir de telle date, ce sera comme ci ou de cette façon. Cela
laissait un peu de temps aux gens pour se faire à l'idée. On avait fait des
compromis aussi loufoques que probablement nécessaires lors du déploiement de
l'interdiction de fumer. Rappelez-vous la risible section « fumeurs »
dans les restaurants ! À moins d'un mètre à
gauche ou à droite, c'était une table dite « de fumeurs ». Comme si la fumée savait qu'elle devait
s'arrêter à tel endroit précisément.
Je me rappelle aussi certaines sorties entre collègues au
restau les vendredis midi. Si une personne fumait dans un groupe de 15 autres,
on choisissait la section « fumeurs »!
Et, aujourd'hui, tout est parfait ?
Dans cette salle qui attendait l'entrée en scène de deux
sympathiques et talentueux frères, je me suis demandé si, en 2024, il aurait
été aussi simple de faire appliquer l'interdiction. Peut-être que oui, mais il
me semble qu'on a l'outrage plus mordant qu'avant quand on se sent privés d'un
de nos précieux droits.
Je réfère à l'attitude plus contemporaine qu'on développe de
plus en plus : si la cigarette est vendue légalement, j'ai le droit de
fumer. Pourquoi me brimez-vous de mon droit de le faire où je veux?
Les autres ? Leur santé ? Pas grand-chose à cirer...
« Qu'ils se tassent !
Je ne leur demande pas de fumer, qu'ils
ne me demandent pas de ne pas le faire ! »
Je me demande...
Quand le bémol s'impose
Ce n'est pas parce que les choses changent que tout est
parfait.
On a dû faire des efforts de concentration pour bien vivre
notre expérience musicale en ce samedi, cela dit. Je vous raconte.
De plus, je me rappelle, il y a quelques années, il y avait
toujours une tablette ou cellulaire tenu à bout de bras par un spectateur qui
filmait des bouts de présentations, dérangeant ainsi l'entourage.
C'est chose du passé, je dirai. Dans les petites salles, en
tous les cas.
Mais, hier, un autre phénomène a bien failli faire basculer
complètement le plaisir qu'on avait à être là. Juste devant nous, cinq jeunes
femmes sont attablées. Elles ont toutes un cellulaire à la main (ou sur la
table). Tout au long de la soirée, elles vont texter des gens. Et elles jasent
constamment entre elles des messages qu'elles reçoivent. Elles rient à gorge
déployée. Le moment est musicalement plus intimiste ? Rien à
foutre des autres.
Je suis déboussolé par le niveau de dépendance de deux
d'entre elles. Quand elles reposaient le cellulaire sur la table, il ne se
passait pas 30 secondes avant qu'elles ne le rallument pour voir si quelque
chose s'était passé d'important pendant ce laps de temps!
Pourtant, elles suivaient le rythme des chansons de la tête.
Mais, je peux affirmer que leurs yeux ont été rivés sur leur cellulaire au
moins autant que sur la scène !
Une dépendance presque totale.
Un repli sur soi aussi presque total.
Assez repliées sur elles-mêmes pour ignorer tout autour.
Est-ce que mon comportement peut déranger autour? Rien, mais là, vraiment rien
à cirer! Je préciserai même la question : y a-t-il seulement quelqu'un
autour de nous? Même réponse : rien à cirer!
Puis, deux fois plutôt qu'une, le cellulaire d'une d'entre
elles s'est hissé bien haut dans les airs, pendant une chanson néanmoins
touchante : il fallait bien prendre un égo portrait de groupe ! Comment, sinon, partager leur
précieux bonheur à toute la planète ?
En toute fin de prestation, c'est en s'échangeant des
blagues et des commentaires provoquant des rires bien trop intensément sonores
qu'elles en ont loupés (et fait louper, du même coup), cette phrase d'une des
chansons phares du duo à la fin du spectacle : « y a rien de plus
important que l'amour qui nous rassemble ! »
Oh, oui, il y a plus important, visiblement... Il y a moi,
moi, moi et moi...
Et, ça me désole.
Clin d'œil de la semaine
Version numérique d'un vieux gag que j'aimais bien :
Deux amoureux, cellulaire à la main, attendent leur commande
à une table de restaurant. La jeune femme risque :
- Es-tu
tout à moi ?
Sans quitter des yeux son précieux écran, il
répond :
- Ben,
là... Je ne suis même pas tout à moi, comment veux-tu que je sois tout à toi ?