Nos commentateurs et nos journalistes bien-pensants aiment
bien tenir le rôle de donneurs de leçons en jouant les vertueux devant les
dérives que l'on peut observer chez notre voisin américain. J'en suis. Quoi
qu'il en soit, je trouve que l'on fait peu de cas du traitement que certains
commentateurs réservent à la grande écrivaine québécoise Kim Thúy qui
subitement, après avoir été l'enfant chérie de la nation, en devient un
repoussoir. Cherchons à mieux comprendre ce qu'il en est.
Qui est Kim Thúy ?
Originaire du Vietnam, elle arrive chez nous avec les boat
people à l'âge de dix ans et elle s'installe avec sa famille au Québec.
Diplômée en traduction et en droit, l'écrivaine travaille d'abord comme
couturière, interprète, avocate et propriétaire de restaurant. Elle a reçu
plusieurs prix, dont le Prix littéraire du Gouverneur général 2010, et a été
l'une des quatre finalistes du prix Nobel alternatif en 2018. Elle est
chevalière de L'Ordre national du Québec, Chevalière de l'Ordre des Arts et des
Lettres de la République française. Ses livres, dont les ventes s'élèvent à un
million d'exemplaires, sont vendus dans 45 pays et territoires et sont traduits
dans une trentaine de langues. Kim Thúy vit à Montréal et se consacre à
l'écriture. Une série télévisée RU nous en raconte les péripéties. Il n'y a pas
à dire, le Québec est fier de Kim Thúy et on la reconnaît comme l'une des
nôtres, tout comme nous le faisons pour Dany Laferrière, ce grand romancier
québécois d'origine haïtienne. Alors quel est le problème avec Kim Thúy me
direz-vous ?
L'affaire Kim Thúy
L'incident commence lors d'une entrevue qu'elle accorde aux
médias dans la foulée de la promotion de sa première pièce présentée au Théâtre
du Nouveau Monde (TNM), qui aborde l'immigration au Québec. La romancière Kim
Thúy mentionne qu'elle envisage de quitter la province dans la foulée des
discours ambiants au Québec sur l'immigration et les immigrants. Voyons ce
qu'elle a déclaré : « Mais durant les deux ou trois dernières années, il y a eu
un changement. Et là, j'ai vu un changement dans le quotidien, dans mon
quotidien. Et c'est là où, peut-être, je me suis donné en fait le droit d'en
parler. » Elle ajoute : « Ça serait facile pour moi de rester dans ma tour
d'ivoire, de juste me laisser aimer. C'est facile, mais. Mais quand je suis
arrivée ici, à Granby, on m'a tellement aimé, on m'a aimé sans aucune attente,
rien en retour. El là, je me dis : est-ce que je peux juste rester dans ma tour
d'ivoire où j'ai le devoir de continuer ce geste d'amour que les Québécois
m'ont enseigné, que les Québécois m'ont offert ? Et je dois continuer ce
geste-là pour leur faire honneur. Et c'est pour ça que j'en parle. »
Kim Thúy est amoureuse du Québec et a la culture québécoise
dans la peau. Elle le dit clairement : « C'est une culture qui est sous ma
peau. Je suis ici depuis 47 ans. Pourquoi est-ce que j'en parle aujourd'hui ?
Tout simplement parce que je dis : ce n'est pas nous. Et ce que je déplore,
c'est le discours, comment on présente nos valeurs, notre façon de voir, alors
que cette façon-là ne correspond pas avec la réalité. Ce n'est pas ce que je
vis dans le quotidien, ce n'est pas ce que je vivais dans le quotidien, je vous
dirais. »
Cette déclaration a valu à Kim Thúy de nombreuses critiques.
Des lecteurs, des chroniqueurs ont assimilé sa déclaration à un crachat sur le
peuple québécois ou encore à de l'ingratitude. Les nationaleux de tout acabit
veille au grain et tiennent à ce que nous ayons un discours normé sur
l'immigration qui stipule que nous avons trop d'immigrants. On dit à mots
couverts que c'est à cause d'eux que nous vivons une crise du logement, qu'il y
a un coût de la vie élevé et on se retient pour ne pas leur attribuer la crise
des finances publiques. Le discours trumpien a rejoint le rivage québécois et
nous en venons à nous couper de ce que nous sommes, soit une terre d'accueil
généreuse et bienveillante. Je suis d'accord avec les inquiétudes exprimées par
Kim Thúy quant aux changements de registre du discours sur l'immigration au
Québec.
Ce que pense Kim
Thúy ?
Qu'a pu dire la sympathique écrivaine québécoise d'origine
vietnamienne qui a autant suscité de commentaires désobligeants ? En fait,
c'est sa pièce Ấm qui est à l'origine de tout. Cette pièce qui est diffusée sur
les planches du Théâtre du Nouveau Monde. Ấm c'est l'histoire d'un couple,
autour duquel s'articule la pièce. Lui, Jacques, un homme d'affaires québécois.
Elle, Ành, une artiste d'origine vietnamienne. Venus de mondes qui peuvent
sembler diamétralement opposés, les deux protagonistes nouent une relation
amoureuse où chacun peut être soi. Et ce, malgré leur bagage, conscient ou pas.
Voilà comment Kim Thúy présente sa pièce : « Avec cette pièce, j'ai voulu
explorer cette zone vraiment pas neutre où la culture vietnamienne et la culture
québécoise pouvaient se comprendre et vivre ensemble. Si deux personnes
s'aiment, on pense que ça devrait aller tout seul, mais ce n'est pas vrai.
Avancer ensemble requiert énormément de travail, d'écoute, d'humilité. Sinon,
c'est impossible. »
La pièce plonge au cœur du débat sur l'immigration qui a
cours au Québec. C'est l'une des scènes pivots de la pièce Ấm. Dans cette
partie, Kim Thúy laisse voir que la question de l'immigration, qui est au cœur
de la pièce, laisse place à un discours où les immigrants sont tannés de sentir
que les immigrants sont devenus les souffre-douleurs responsables de tous les
maux. Ce discours laisse percevoir que l'on envisage l'exil. Kim Thúy a alors
déclaré qu'elle-même a vécu ce que son personnage appelle une « profonde peine
d'amour avec [son] Québec. » Puis, elle ajoute : « C'est une vraie vérité, dit
l'écrivaine. Je sais qu'en écrivant ces répliques, je marche sur une ligne... Un
immigrant n'a pas le droit à la colère et au mécontentement. Il doit être
reconnaissant. Il doit rester dans la gratitude, dans la reconnaissance, dans
la joie d'être ici. Or, ce n'est pas parce qu'on dit qu'on n'est pas content
qu'on n'aime pas le pays. Mais l'immigrant qui témoigne d'une insatisfaction se
fait dire de retourner chez lui... »
La poutre dans notre
œil
Quand j'entends le bruit des chemises déchirées des
ministres du gouvernement Legault sur l'affaire de la contestation de la loi 21
à la Cour suprême, cette loi qui a légiféré sur la querelle des bouts de
chiffon, je suis inquiet du discours ambiant sur l'autre. Ça me rappelle les
sages paroles de Jésus rapportées dans l'Évangile selon Luc, 6, versets 41 à 45
: « Qu'as-tu à regarder la paille dans l'œil de ton frère, alors que la poutre
qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton
frère : « Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil », alors que
toi-même ne voit pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite ! Enlève
d'abord la poutre de ton œil ; alors, tu verras clair pour enlever la paille
qui est dans l'œil de ton frère. »
En d'autres mots, avant de nous indigner de ce
qui se passe au sud de nos frontières sous le président Trump, il serait utile
d'analyser les discours qui ont cours chez nous. C'est cela l'histoire de la
poutre et de la paille...