Les dernières élections canadiennes remportées par le
libéral Mark Carney ont révélé un Canada de plus en plus divisé entre l'Ouest
et le Canada central ainsi qu'une polarisation croissante des opinions. En
d'autres mots, le Canada est en proie à une grave crise démocratique.
Dans un récent livre publié chez Gallimard, l'historien et
philosophe français Marcel Gauchet trace un portrait assez réaliste des défis
des démocraties occidentales en 2025. Dans son livre intitulé Le nœud
démocratique : aux origines de la crise néo-libérale, celui-ci explique bien
que le monde occidental traverse une grave crise démocratique et qu'il réussit
mal sa sortie de religion du 18e siècle. (Marcel Gauchet, Le nœud démocratique
: aux origines de la crise néo-libérale, Paris, Gallimard, 2024, 230 p.
[Bibliothèque des Sciences humaines].)
Le livre de Gauchet,
un livre riche d'enseignement...
Dans son ouvrage, Marcel Gauchet analyse la situation
contemporaine de la démocratie en mettant en lumière les défis et les tensions
qui la caractérisent aujourd'hui. Cet essai se présente comme une réflexion
profonde sur la nature de la démocratie et les conditions nécessaires à son
fonctionnement. Gauchet, philosophe et historien, propose un examen précis des
mécanismes démocratiques tout en interrogeant les paradoxes et les fragilités
qui les minent.
Au centre de l'argumentation de Gauchet se trouve une
critique de la manière dont la démocratie moderne a évolué. Il constate que
cette dernière, qui repose sur le principe de la souveraineté populaire, est
confrontée à une série de défis qui remettent en question ses fondements. La
montée de l'individualisme, la séparation croissante entre l'État et la société
civile et la sclérose des partis politiques sont autant de phénomènes qui,
selon lui, fragilisent le lien démocratique. Il soulève la question de la
« désaffection » des citoyens envers les institutions démocratiques, exacerbée
par une crise de confiance généralisée.
Marcel Gauchet, Le nœud démocratiqueGauchet évoque également
la transformation des espaces publics et des débats démocratiques. L'essor des
réseaux sociaux et des médias numériques a modifié la manière dont les gens
interagissent et s'engagent politiquement. La polarisation des opinions et la
propagation de la désinformation menacent la délibération démocratique qui est
essentielle pour la prise de décision collective. Ainsi, il appelle à une
réflexion sur la manière de revitaliser le débat public afin de contrecarrer
ces tendances négatives.
Une autre dimension clé de son analyse est la question de la
citoyenneté. Gauchet soutient que la notion de citoyenneté ne peut être
dissociée de l'engagement civique. Il insiste sur la nécessité pour chaque
individu de participer activement à la vie démocratique, que ce soit par le
vote, l'engagement associatif ou la participation à des forums de discussion.
Pour lui, la démocratie n'est pas seulement un système de gouvernance, mais
aussi une culture qui doit être entretenue par chacun de ses membres.
Le nœud évoqué dans le titre renvoie à cette complexité
intrinsèque de la démocratie moderne où les valeurs démocratiques sont à la
fois affirmées et mises à l'épreuve par des forces opposées : d'une part, un
désir de liberté individuelle et de reconnaissance des identités, et d'autre
part, l'exigence d'une cohésion sociale et d'une prise de décision collective.
Gauchet analyse comment ces forces peuvent s'entrelacer, créant des tensions
qui doivent être résolues pour faire avancer la démocratie.
Dans les dernières sections de son livre, Gauchet propose
des pistes pour renouer les fils de la démocratie. Il plaide pour une approche
qui réinstaure le dialogue entre les citoyens et les institutions, il favorise
des processus de décision plus inclusifs et il promeut une éducation à la
citoyenneté solide. En somme, Le nœud démocratique est une œuvre essentielle
qui invite à repenser la démocratie et à en renouveler les engagements, afin de
l'adapter aux défis contemporains tout en préservant son esprit originel.
Cet ouvrage constitue un appel urgent à tous les acteurs de
la société à s'engager activement dans le processus démocratique, car, selon
Gauchet, la survie de la démocratie dépend de notre capacité collective à
affronter ces défis et à renouer le lien qui unit les citoyens à leur projet
commun.
Le cas canadien
Comme on peut le déduire des propos de Gauchet, le Canada ne
fait pas figure d'exception. Il participe à ce grand mouvement de brassage de
nos certitudes d'hier pour des incertitudes encore en développement. Certes, la
présence de francophones rassemblés dans une nation au Québec, de minorités
francophones dans le Canada et d'une méfiance atavique contre l'État fait du
cas canadien un objet d'étude intéressant. Le résultat de la dernière élection qui
a vu élire un gouvernement libéral de Mark Carney avec une forte minorité ne
peut que nous en convaincre davantage. En ce sens, l'expérience canadienne,
loin d'être une exception, illustre et confirme les thèses de Gauchet sur la
crise démocratique contemporaine.
Aux racines de nos
divisions...
La division géographique et idéologique entre l'ouest du
Canada et le Canada central est devenue un élément saillant de la dynamique
politique actuelle. Les provinces de l'Ouest, notamment l'Alberta, la
Saskatchewan et la Colombie-Britannique, se sont souvent senties négligées par
les gouvernements centralisés basés à Ottawa, ce qui a fait naître un sentiment
d'aliénation. Cette fracture est d'autant plus prononcée dans le contexte
économique, où les préoccupations liées aux ressources naturelles, aux
changements climatiques et au développement durable se heurtent à des visions
divergentes des priorités nationales.
Gauchet évoque dans son livre le besoin d'une redéfinition
des enjeux démocratiques devant les inquiétudes contemporaines. Le Canada, avec
sa mosaïque de voix et d'intérêts, illustre cette nécessité de réexaminer ce
que signifie être une démocratie dans un monde en mutation rapide. Les
dernières élections ont montré que les Canadiens ne s'accordent plus sur les
priorités à porter en avant, marquant ainsi un affaiblissement de la confiance
dans les institutions démocratiques et un décalage évident entre les
aspirations régionales et les politiques fédérales.
Il faut ajouter la question de l'extrême polarisation des
opinions politiques au Canada. Cela s'inscrit dans un ensemble plus large de
défis auxquels fait face le monde occidental. Gauchet avance que cette
polarisation résulte d'une crise de confiance envers les institutions et les
représentations politiques. Ce phénomène est évident dans les discours de
campagne où les extrêmes gagnent en popularité et où le compromis devient de
plus en plus rare. Les Canadiens sont désormais plus enclins à s'identifier à
des mouvements populistes qui promettent des solutions radicales, souvent au
détriment d'un dialogue constructif.
La montée de ces mouvements au Canada, comme en a témoigné
la campagne du chef conservateur Pierre Poilievre, indique une revanche de
l'individualisme sur le collectif, une idée que Gauchet explore également.
Lorsque les électeurs se tournent vers des voix plus radicales, c'est
généralement le signe d'une insatisfaction généralisée devant les promesses non
tenues et à l'incapacité des élites à répondre aux véritables préoccupations du
peuple. En conséquence, le Canada, tout en étant perçu comme un modèle de
tolérance et de diversité, se révèle être le théâtre d'une tension sociale de
plus en plus palpable.
L'un des principaux arguments avancés par Gauchet dans Le
nœud démocratique est que la démocratie contemporaine doit se libérer de
certains de ses héritages du XVIIIe siècle, qui ne correspondent plus aux
réalités d'aujourd'hui. Au Canada, le système politique, bien que formulé pour
inclure diverses voix, s'appuie encore largement sur des structures héritées
d'une époque révolue. Les institutions sont souvent perçues comme rigides et
incapables de s'adapter aux nouvelles réalités politiques, culturelles et
économiques. Par exemple, le système électoral uninominal à un tour conduit à
une surreprésentation des grands partis et à une marginalisation des petites
formations. Cela ne fait qu'accentuer la polarisation des opinions et renforcer
le sentiment que les voix des citoyens sont souvent inaudibles. Au lieu de
favoriser une démocratie pluraliste, ce système nourrit un climat de
compétition entre les partis au lieu d'encourager le dialogue et l'entente. Les
Canadiens, frustrés par un système qui ne reflète pas leur diversité
d'opinions, peuvent se trouver dans une situation où des sentiments de désespoir
sont de plus en plus répandus.
Il faut aussi prendre en compte l'influence des médias dans
la formation de l'opinion publique. Dans le Canada contemporain, la
prolifération des réseaux sociaux et des plateformes d'information a
révolutionné la manière dont les citoyens s'informent. Cependant, cette
révolution a aussi entraîné une fragmentation de l'information et a permis la
diffusion de fausses nouvelles, contribuant ainsi à la polarisation des
opinions. Les Canadiens s'exposent de plus en plus à des échos de leurs propres
croyances, renforçant ainsi le clivage idéologique au sein d'une société qui
devrait aspirer à un combat des idées.
Cette situation ne fait qu'accentuer une crise de légitimité
qui pèsera sur les institutions démocratiques. La méfiance envers les médias
traditionnels, perçus comme biaisés, incite de nombreux Canadiens à se tourner
vers des sources non vérifiées, accroissant ainsi le désespoir général
vis-à-vis de la démocratie. La communication politique, dans ce contexte,
devient un champ de bataille où les vérités sont manipulées pour servir des
intérêts partisans au détriment d'un dialogue sincère.
Le fardeau de Mark
Carney
Le nouveau premier ministre élu, Mark Carney, s'est décrit
comme un gestionnaire de crise émérite, le meilleur selon lui, dans un élan
d'humilité (sic). Et bien, monsieur Carney, les bottines devront suivre les
babines, comme on le dit chez nous. Vous avez à gérer non seulement une crise
majeure avec monsieur Trump, mais vous êtes aussi plongés au cœur d'une crise
d'unité nationale au Canada qui pourrait à terme mener à une redéfinition du
Canada au moment où Donald Trump veut faire main basse sur notre pays et sur
ses ressources. Cela ne sera pas une tâche facile et on peut penser que cette
mission est un peu kamikaze. Bien sûr, je peux réécrire comme je l'ai fait tant
de fois qu'il faut redéfinir les fondements démocratiques du Canada. Les
Canadiens sont de plus en plus appelés à repenser non seulement leur engagement
civique, mais aussi la manière dont ils conçoivent la démocratie elle-même.
Cela implique de repenser l'équilibre des pouvoirs, les droits de la minorité
et le rôle des citoyens au sein de la machine politique.
Des initiatives pour favoriser l'engagement des citoyens,
telles que le débat public et les assemblées citoyennes, pourraient agir comme
des antidotes à la polarisation. En se reconnectant aux préoccupations réelles
du quotidien des Canadiens, les gouvernements peuvent espérer restaurer une
certaine légitimité et reconstruire des ponts entre les différentes factions.
Cela permettrait également d'inciter les citoyens à participer activement à la
vie politique, non seulement lors des élections, mais aussi dans le quotidien,
ce qui est essentiel pour surmonter la crise démocratique.
En somme, l'expérience canadienne est révélatrice des idées
avancées par Marcel Gauchet dans son dernier ouvrage. Le Canada, loin d'être
une exception, incarne les tensions et les crises que connaît le monde
occidental en matière de démocratie. La polarisation croissante des opinions,
l'aliénation de certaines régions et les défis posés par l'héritage du XVIIIe
siècle manifestent une incapacité à relever les défis du XXIe siècle. Pour
sortir de cette impasse, il est crucial que les Canadiens se réengagent dans
une réflexion commune sur ce que signifie être une démocratie dans un monde en
changement. Un effort de redéfinition des enjeux démocratiques est non
seulement souhaitable, mais indispensable pour permettre au Canada de surmonter
cette crise et de construire un avenir plus inclusif et harmonieux. Mais il y a
loin de la coupe aux lèvres, monsieur le Premier Ministre Carney, le Canada
est-il brisé ou divisé ?