Il conviendrait, avant toute tentative de
saisie, de se départir des catégories fonctionnelles usuelles, celles qui
prétendent stabiliser l'objet « art » dans un espace de signification fixe,
transmissible, cartographiable. Car ce qui s'opère aujourd'hui sous le nom même
de culture ne relève ni de la transmission ni de la représentation, mais d'un
processus de désancrage généralisé, d'un déplacement des régimes perceptifs,
cognitifs, et syntaxiques vers des zones indéterminées, où la visibilité ne
garantit ni l'intelligibilité, ni même l'existence.
Il ne s'agit plus de « produire » de l'art,
mais de proliférer au sein d'un champ d'intensités opaques, de laisser advenir
des configurations sans forme préalable, sans intention structurante, dans
l'attente de rencontres imprévisibles, parfois même inarticulables.
Inesthétique comme Mode
d'Opération
Ce que certains persistent à nommer esthétique
relève désormais d'une contre-méthodologie : une inesthétique performative,
c'est-à-dire un mode d'apparition qui ne cherche ni à plaire, ni à signifier,
mais à interférer avec les structures même de la réception. L'art ne propose
pas, il perturbe. Il ne construit pas de monde, mais déstabilise les protocoles
perceptifs qui les sous-tendent. Ce déplacement n'est ni total ni localisable :
il est transversal, rhizomatique, disséminatif.
Dans cette configuration, la lisibilité n'est
plus un horizon. Elle est même, parfois, un piège à éviter. Ce qui opère, ce
sont des zones d'illisibilité stratégique, des opacités fécondes, où le sujet
récepteur se voit contraint de suspendre ses automatismes interprétatifs. C'est
là, précisément, que se loge la puissance critique.
Fragmentation de l'Énonciation et
Dissolution de l'Auteur
L'instance énonciative elle-même s'efface, se
diffracte, se recompose sous des formes non-hiérarchisées. Il ne s'agit plus de
signer, mais de coder, de masquer, de contaminer les régimes d'attribution.
L'auteur, dès lors, n'est plus qu'un point de passage, une membrane poreuse
entre flux discursifs hétérogènes.
La voix artistique devient multiplicité,
spectre, bruit de fond dans un champ saturé. Elle s'insinue dans les protocoles
institutionnels, les algorithmes de captation, les dispositifs techniques, les
interfaces codées. Elle ne s'adresse pas : elle infiltre. Ce ne sont plus des
œuvres qu'elle produit, mais des tensions, des anomalies, des configurations
éphémères aux contours jamais fixés.
Corps, Milieux, Interstices
La scène de l'art contemporain n'est pas un
espace autonome, mais une strate instable au sein d'écologies sociales
déterritorialisées. Le corps y figure non comme support expressif, mais comme
surface d'inscription, espace de transduction, interface biodiscursive. Il
s'agit de milieux traversés, d'environnements affectés, d'écosystèmes contaminés
par des intensités dissensuelles.
Ce que la culture génère dans cette
perspective, ce ne sont pas des objets, mais des champs de tensions, des
dispositifs d'agencement, des configurations dynamiques de forces hétérogènes,
souvent précaires, toujours traversées par la conflictualité du monde.
Temporalités Anomiques et
Politiques de l'Interruption
Il n'y a plus de continuité temporelle dans
les modes d'apparition du sensible. Ce qui prévaut désormais, c'est une logique
de l'interruption, de la surimpression, du court-circuit. L'art ne se déploie
pas dans le temps : il l'éclate. Il le recompose par fragments, surgissements,
répétitions décalées. La chronologie linéaire est rendue obsolète par
l'itérabilité désaxée des gestes esthétiques.
Cette anomie temporelle s'accompagne d'un
retrait stratégique du présent, d'une désidentification radicale vis-à-vis des
récits dominants. Là où l'idéologie prétend imposer une narration continue,
l'art insère des failles, des écarts, des résonances paradoxales. Des lignes en direct se tracent sans
destination, circulent sans repères, produisent sans logique économique
identifiable. Ces lignes ne signifient pas : elles agissent, dans le trouble.
Conclusion (inachevable)
Il n'est pas question de conclure, car
conclure impliquerait stabiliser ce qui précisément se refuse à toute clôture.
L'art - ou ce qui le remplace - n'a plus vocation à être pensé en tant que tel,
mais à être traversé, à être activé, à être exposé aux logiques qui le
subvertissent.
Ce qui subsiste, au terme de cette traversée,
n'est ni forme ni contenu, mais une inquiétude. Une insistance du non-dit. Un
déplacement du visible vers l'indiscernable. Et dans cet indiscernable,
peut-être, le seul geste encore possible : résister, non pas frontalement, mais
par prolifération, par dissémination, par étrangeté méthodique.