Les éditions Lux ont publié ces jours derniers la traduction
d'un ouvrage de l'anthropologue d'origine haïtienne Michel-Rolph Trouillot.
Intitulé Faire taire le passé. Pouvoir et production historique, ce livre est
un classique des sciences sociales et qui a été publié en 1995. Dans cet
ouvrage, Trouillot s'interroge sur l'histoire et demande pourquoi certains
faits sont ignorés, censurés ou étouffés, tandis que d'autres sont retenus,
magnifiés et amplifiés. Il cherche à expliquer les silences de l'histoire et
considère que l'histoire est une construction du pouvoir et que sa marque
suprême est l'invisibilité. Pour illustrer son propos, il se sert d'exemples
comme l'épisode de Fort Alamo, le récit épique des grandes découvertes dont
Colomb est le héros ainsi que de la révolution haïtienne qui fut en fait une
révolte d'esclaves. Le pouvoir produit d'abord et avant tout des silences qui
font taire le passé.
Tout cela pour écrire que jamais dans l'histoire, nous avons
assisté à une opération qui consiste à faire taire les voix dissidentes aussi
transparentes que celle que nous donne à voir le président des États-Unis
d'Amérique, Donald J. Trump. L'affaire Kimmel est un révélateur incontestable
de la mise à mort de la liberté d'expression aux États-Unis par son président.
Regardons cela de plus près.
Liberté d'expression,
valeur-phare de l'Amérique
La liberté d'expression est souvent décrite comme l'un des
piliers fondamentaux des sociétés démocratiques. Elle permet à chaque individu
d'exprimer ses pensées, opinions et croyances, quelle que soit leur nature.
Toutefois, chaque fois qu'un débat sur la liberté d'expression émerge, comme
dans l'affaire Kimmel, on constate que le concept est plus complexe qu'il n'y
paraît. Bien que les États-Unis et le Canada, comme d'autres démocraties,
promeuvent cette valeur, l'application de ce principe varie considérablement en
fonction des idées et des convictions exprimées. Ce décret soulève une question
essentielle : sommes-nous vraiment capables de valoriser les idées que nous
haïssons ?
Cette chronique se propose d'explorer la nature de la
liberté d'expression, ses limites et la tension entre l'acceptation des idées
contraires et le rejet des discours jugés inacceptables. Nous examinerons
également les implications de cette dynamique sur nos sociétés actuelles.
La liberté
d'expression : définition et importance
La liberté d'expression est généralement définie comme le
droit de communiquer librement ses pensées, ses opinions et ses croyances sans
craindre la répression par l'État ou d'autres entités. Ce droit est inscrit
dans de nombreuses constitutions, y compris le premier amendement de la
Constitution des États-Unis et l'article 2 de la Charte canadienne des droits
et libertés. Au cœur de cette notion se trouve l'idée que le débat et la
confrontation d'idées sont essentiels à l'évolution de la société. Cependant,
cette liberté n'est pas absolue, elle est souvent limitée pour prévenir les
discours de haine, la diffamation ou l'incitation à la violence. Ces
limitations soulèvent des questions sur qui détermine ce qui est acceptable et
sur les critères qui encadrent ces jugements.
Les sociétés démocratiques ont construit leur fonctionnement
sur le socle de la liberté d'expression. C'est ce qui donne voix aux citoyens,
leur permettant de contester le pouvoir, de revendiquer des droits et de
contribuer à un débat public riche et diversifié. La liberté d'expression est ainsi
essentielle pour le bon fonctionnement d'une démocratie, car elle permet une
diversité d'opinions qui peut être en désaccord avec l'autorité en place.
Néanmoins, ce droit peut être mis à l'épreuve lorsque des
discours violeurs ou provocateurs sont exprimés. Cette tension entre la
protection des mots et l'éventuelle sécurité des communautés témoigne des défis
que pose l'acceptation de l'ensemble des idées, notamment celles que l'on
désapprouve ou celles qui suscitent la haine. L'affaire Kimmel illustre cette
problématique où les valeurs de liberté et de tolérance s'entrechoquent.
L'affaire Kimmel : un
cas d'étude
L'affaire Kimmel illustre bien les tensions qui existent
autour de la liberté d'expression. En effet, lorsque des personnalités
publiques ou des comédiens expriment des opinions controversées, ils peuvent
s'attirer les foudres du public et de la critique. Dans ce contexte, il est
crucial de se demander jusqu'où s'étend le droit à l'expression de ses
opinions, notamment lorsqu'elles sont jugées offensantes ou inappropriées.
Les réactions du public à des discours controversés révèlent
souvent une inclination à défendre la liberté d'expression, mais uniquement
dans le cadre d'opinions qu'ils partagent. Lorsqu'il s'agit d'idées que l'on
n'approuve pas, le vent tourne rapidement vers la censure, la dénégation, voire
l'ostracisme. Ce phénomène souligne la nature sélective de notre tolérance
envers les discours, où l'on défend plus ardemment les idées que l'on soutient.
Cela soulève la question : la liberté d'expression est-elle
vraiment un principe universel ou est-elle conditionnée par notre adhésion à
certaines idées et à certaines valeurs ? Il est impératif de se pencher sur le
fait que le véritable test de la liberté d'expression réside dans notre capacité
à tolérer et à débattre des points de vue que nous rejetons.
Bien que la liberté d'expression soit un droit fondamental,
elle n'est pas sans limites. Les discours de haine et l'incitation à la
violence sont souvent cités comme des exemples de l'inacceptable. Ces limites,
bien qu'elles visent à protéger les individus et les groupes vulnérables,
suscitent un débat conséquent sur ce qui est jugé acceptable ou non.
Les limites de la
défense de la liberté d'expression
Qui décide des limites de la liberté d'expression ? Cela
pose la question de la subjectivité. Les sociétés sont par nature diversifiées,
et les normes culturelles, religieuses et politiques peuvent influencer les
perceptions du discours approprié. Dans ce contexte, la question du « discours
de haine » est particulièrement complexe. Les groupes minoritaires souvent
visés par des discours de haine peuvent revendiquer la nécessité de limiter la
liberté d'expression pour protéger leur intégrité et leur sécurité.
La censure, qu'elle soit auto-imposée ou institutionnelle,
peut entraîner des conséquences néfastes. Elle peut étouffer le débat public,
empêcher l'émergence de nouvelles idées et, finalement, affaiblir la démocratie
elle-même. L'histoire a montré que la censure ne prévient pas nécessairement la
propagation d'idées extrêmes, mais la refoule plutôt dans le silence, ce qui
peut la rendre encore plus virulente.
Les conséquences de cette dynamique peuvent être observées
dans des débats contemporains, y compris ceux concernant le racisme, le sexisme
et d'autres formes d'inégalités. Les individus qui expriment des idées sur la
supériorité raciale, par exemple, soulèvent des débats passionnés concernant le
droit à l'expression par rapport à la nécessité de protéger les groupes
défavorisés. Cela pose la question clé : est-il possible de critiquer le
discours de haine tout en protégeant la liberté d'expression ?
Au fond, la capacité à tolérer les idées contraires est
profondément ancrée dans notre nature humaine. Les êtres humains sont souvent
prêts à défendre leurs idées et à rejeter celles qui les contrarient. Ce
phénomène psychologique est également amplifié par la polarisation des opinions
dans notre société contemporaine, où les réseaux sociaux jouent un rôle central
dans la formation et l'expression des opinions.
La polarisation sociale et politique rend la tâche de
valoriser les idées contraires encore plus ardue. Les communautés se regroupent
autour de croyances partagées, et les voix dissidentes peuvent être perçues
comme des menaces. Ainsi, les discussions sur des sujets controversés
deviennent souvent des batailles où la victoire du camp opposé est
inacceptable, conduisant à une réduction du débat constructif.
Il est essentiel d'encourager un environnement où les
individus sont capables de remettre en question leurs propres convictions et
d'aborder les idées des autres avec une approche ouverte. Cela nécessite une
culture de respect et une volonté d'écouter des perspectives différentes, même
si elles peuvent être difficiles à supporter.
Faire taire, les
silences utiles pour le pouvoir...
La liberté d'expression est une valeur fondamentale des
sociétés démocratiques, mais elle est entourée de complexité et de
contradictions. L'affaire Kimmel met en lumière les défis auxquels nous sommes
confrontés, notamment notre capacité à entendre les idées que nous haïssons. La
lutte pour la liberté d'expression n'est pas simplement celle d'exprimer des
opinions que nous partageons, c'est aussi celle d'accepter que d'autres
puissent penser différemment, même lorsque ces pensées sont déplaisantes.
Dans un monde de plus en plus polarisé, il est crucial
d'adopter une approche qui favorise le dialogue et la compréhension. Plutôt que
d'appeler à la censure, nous devrions encourager le débat, l'écoute active et
la critique constructive. La véritable mesure de notre attachement à la liberté
d'expression réside dans notre capacité à accueillir des idées, même celles qui
nous dérangent. Seules ainsi, nous pourrons véritablement bâtir des sociétés où
tous les discours, même les plus controversés, peuvent trouver leur place. Il
faut aussi comprendre, d'où ma référence au début de ce texte à l'essai de
Trouillot, que les silences sont partis même de la constitution des pouvoirs
dans nos sociétés et faire taire les voix dissidentes est une entreprise
constante des détenteurs de pouvoirs. La seule différence avec l'affaire Kimmel
c'est que Donald Trump est d'une grande transparence. Il ne se gêne pas pour
nous dire ouvertement que la liberté d'expression n'est que les voix qui célèbrent
ses idées.