Imaginez être propriétaire d'un grand terrain en campagne
depuis plusieurs années. Le voisin le plus près se situe à plus d'un kilomètre,
derrière le long boisé qui entoure de votre chalet. À votre insu, votre voisin
installe une remise sur une partie de votre terrain et commence à entretenir le
gazon. Et si votre voisin était en train d'acquérir une partie de votre
immeuble?
Le Code civil du Québec prévoit la notion de « prescription
acquisitive », qui permet notamment d'acquérir un bien immeuble lorsqu'il a été
en notre possession durant dix ans.
La décision St-Denis c. Gagnon
Ce printemps, dans l'affaire St-Denis c. Gagnon,
2021 QCCS 1722, la Cour supérieure a rendu une décision qui montre
bien les conditions dans lesquelles la prescription acquisitive trouve
application.
En 2009, les demandeurs deviennent propriétaires d'un
immeuble sur lequel ils habitent à titre de locataires depuis 1991. Ils
demandent au Tribunal de les déclarer propriétaires d'une parcelle de terrain
appartenant à leurs voisins, pour l'avoir acquis par prescription acquisitive.
Ils soutiennent que, depuis leur arrivée à titre de
locataires, ils ont toujours occupé et possédé une parcelle de terrain
appartenant à leurs voisins, les défendeurs. Par exemple, ils plaident avoir entretenu
le gazon et les plates-bandes, y avoir installé deux cordes à linge et une
clôture et y exercer plusieurs activités récréatives (ex : volleyball,
soccer, etc.). Ainsi, ils demandent au Tribunal de déclarer que cette portion
du terrain leur appartient, l'ayant acquis par prescription acquisitive.
Pour déterminer si la parcelle de terrain a été acquise par
les demandeurs, le Tribunal analyse la preuve pour vérifier si les conditions
sont remplies. Deux éléments essentiels de la prescription acquisitive doivent
être présents : le corpus et l'animus. La preuve doit être suffisante pour
convaincre le Tribunal que l'existence de ces deux éléments est plus probable
que leur absence. Il s'agit du critère de la « balance des probabilités »,
souvent symbolisée par la balance de la justice.
Le corpus : l'élément matériel
Le premier élément analysé par le Tribunal est le
« corpus », soit l'existence d'une occupation d'une parcelle de terrain par une
personne autre que le propriétaire. En d'autres mots, les demandeurs ont-ils
posé des gestes concrets pour occuper la parcelle de terrain durant au moins
dix ans?
Pour déterminer si les demandeurs ont occupé le terrain,
notamment en entretenant le gazon et en y pratiquant des activités, le Tribunal
doit se baser sur une preuve suffisante. Or, très peu de photos datant d'avant
2012 ont été déposées au dossier du Tribunal. Ainsi, bien qu'ils plaident avoir
eu la possession du terrain, la preuve n'est pas suffisante à cet effet :
rien ne permet au juge de conclure que la parcelle du terrain était déboisée
avant 2012.
D'ailleurs, le juge note que l'acte de vente signé par les
demandeurs en 2009 fait référence à un certificat de localisation préparé la
même année. Ce certificat de localisation mentionne qu'il n'y a aucun empiétement
sur les lots voisins. Selon le Tribunal, en signant ce document formel, les
demandeurs ont reconnu que le terrain ne leur appartenait pas. La demande doit
donc être rejetée.
L'animus : l'élément intentionnel
Bien qu'il en soit venu à la conclusion que les demandeurs
ne possèdent pas le corpus nécessaire pour acquérir l'immeuble par
prescription, le Tribunal rappelle qu'un deuxième critère aurait été nécessaire
pour conclure à la prescription acquisitive : l'animus. L'« animus »
correspond à l'intention du possesseur de s'afficher et de se comporter comme
le véritable propriétaire du bien. En d'autres mots, les demandeurs
Le dossier présente un contexte particulier, puisque les
demandeurs ont été locataires des lieux durant la majeure partie des faits en
litige. Pouvaient-ils, à titre de locataires, acquérir l'immeuble voisin par
prescription?
Bien que le locataire ne puisse pas lui-même acquérir une
portion de l'immeuble, le Tribunal confirme que cela peut permettre à son
locateur (propriétaire) d'acquérir une portion de terrain du voisin par
prescription. Il faut alors analyser le corpus du locataire, mais l'animus du
locateur lui-même : avait-il l'intention de se comporter comme le réel
propriétaire des lieux?
Toutefois, cette situation n'a pas à être analysée en
l'espèce puisque les demandeurs n'ont pas démontré l'existence du premier
élément, le corpus. Le Tribunal rejette donc leur demande et leur ordonne de
cesser tout empiétement sur l'immeuble des défendeurs.
Par : Me Gabriel Demers, avocat