Vitrine culturelle
par Suzelle Robert
Je repose... gluant... au fond de la soucoupe. Des effluves parfumés m'envahissent. Je prends conscience de mon état, crûment, comme lorsqu'on s'éveille d'un mauvais rêve. J'occupe déjà moins de place en ce monde. Voilà la triste réalité, ma triste réalité. Mes jours sont comptés. Je ne suis pas éternel. Cette fatalité s'est abattue sur ma race au moment même de sa création. Je ne fais que passer comme d'autres l'ont fait avant moi et comme ceux qui suivront.
À quoi ressemblera ce successeur? Je le vois tout neuf, tout sec, bleu, blanc, rose peut-être. Au parfum de lavande, de jasmin ou inodore comme c'est de plus en plus la mode.
Je me souviens de mes premiers jours. L'emballage qui glisse sur ma peau telle une première mue. Puis, l'on s'attaque à mon intégrité. Ces frottements tantôt violents, tantôt sensuels. Ces contacts avec un tissu rugueux ou la surface lisse du corps que j'ai pour mission de « laver » dit-on... de débarrasser des saletés accumulées. Je vois des lambeaux de moi se noyer dans l'eau qui coule avec les déchets que j'ai la prétention, et la fierté, d'avoir fait fuir.
Oui, des pans entiers de mon anatomie disparaissent chaque jour. J'en ressens un brin d'amertume. Que voulez-vous? Ma vie est éphémère.
En ce moment, je me repose. J'observe le monde qui m'entoure. Il m'arrive même d'apercevoir mon reflet dans le robinet tout propre. J'aime mon apparence luisante d'après le bain, l'odeur de fraise qui parfume la pièce. On dit que j'embaume et ça fait plaisir!
J'aime surtout le contact des petites mains qui me font pirouetter et l'étourdissement qui m'habite longtemps après. Et quel délice de sentir ces petites bulles éclater sur ma peau: onctueuse caresse (caresse suprême)! J'y suis davantage sensible depuis quelque temps. Il est vrai que je deviens de plus en plus fragile. Les expériences de lavage m'épuisent. Fallait s'y attendre! Un savon n'est pas éternel... n'est-ce pas? Il est temps que je cède ma place au creux de la soucoupe. J'y laisserai tout de même quelques parfums odorants, en souvenir de moi.